A la suite de la commémoration du 17 janvier, jour de l’anniversaire des assassinats combien audieux de nos héros nationaux Emery Patrice Lumumba, Pierre Mulele et Laurent Désiré Kabila, nous publions les dernières paroles de Patrice Lumumba, un homme totalement libre bien qu’étant en ce moment là l’un des hommes les plus recherchés d’Afrique; un extrait tiré du livre de Colette Braeckman, «Lumumba: Un Crime d’État», Editions Aden, 2002.
Le hasard est quelquefois miraculeux: alors que les travaux de la Commission d’enquête sur l’assassinat de Patrice Lumumba allaient s’achever, un lecteur du Soir, M. Hermant, retrouva dans ses archives un document extraordinaire, des notes qui dataient de décembre 1960!
A l’époque, notre lecteur était cadre d’une société belge, l’Exploitation forestière du Kasaï, et il avait été dépêché en renfort sur un vaste chantier du Kasaï oriental. Par sa présence, il essayait de tempérer les affrontements féroces qui avaient mis aux prises les travailleurs Luluas et Balubas. Ces derniers étaient amenés en camion et travaillaient sur le chantier du lundi au samedi, exigeant la présence d’un Éuropéen [encore fallait-il la présence d’un Éuropéen pour mettre de l’ordre!], afin d’empêcher une éventuelle réprise des affrontements. Ce qui explique pourquoi, le 1er décembre 1960, le chef de chantier blanc se reposait tranquillement dans la résidence privée du responsible de la plantation, une résidence située à front de la route de Kinda, gare ferroviaire du chemin de fer reliant Mushenge à Lodi sur la rivière Sankuru et, au-delà, à Stanleyville, la capitale de la province orientale, considérée comme un bastion des partisans de Lumumba.
Vers 14 heures, la sieste de l’Éuropéen fut interrompue par l’arrivée d’un Congolais, très ému qui sollicitait de l’aide pour dégager sa voiture, immobilisée à quelques kilomètres de là. En réalité, deux vehicules étaient immobilisées: l’un était bloqué par un arbre de fort diamètre, le second ensablé, avait les deux pneus plats; les pneus de rechange n’’taient pas en meilleur état, la réserve de carburant était pratiquement vide.
Mais surtout, le forestier reconnut aussitôt celui qui dirigeait le pétit groupe: Patrice Lumumba, qui, contrairement aux membres de son escorte, visiblement épuisés, semblait lui plutôt en forme.
Le forestier fut touché par la détresse qui émanait du pétit groupe: il était au courant de la fuite éperdue à travers la forêt, il n’ignorait rien de sa volonté de gagner Stanleyville, il savait que l’ancien Premier Ministre était en ce moment l’un des hommes les plus recherchés d’Afrique. Il voyait déjà se rassembler des travailleurs Luluas armés d’arcs et de flèches au bout empoisonné de curare, des Luluas qui étaient prêts à se venger des exactions que l’armée nationale congolaise (sous les ordres du colonel Mobutu mais dont Lumumba était le responsible politique) avait commise dans leur région.
Le Premier Ministre en cavale était ménacé de mort, dénoncé par les Blancs qui communicaient sa position par phonie aux troupes de Mobutu lancées à ses trousses.
Notre forestier n’avait rien d’un délateur, même s’il ne nourrissait aucune sympathie particulière à l’encontre d’un Lumumba jugé trop exalté, trop violent.
«La délation n’est pas mon fort», dit-il au Premier Ministre, tout en l’invitant à attendre à la résidence que les véhicules soient rémis en état de marche.
Durant les quelques heures qui suivirent, un dialogue passionné, violent parfois, s’engagea entre les deux hommes. Lumumba se lança dans un immense plaidoyer, explicitant son action, les menaces dont il fut l’objet, le sabotage incessant dont il fut victime de la part d’une Belgique qui ne l’avait jamais accepté.
Lorsque les voitures furent réparées Albert Herman, qui avait pris des notes durant l’entretien, s’empressa de les retranscrire sur sa vieille machine à écrire et classa ces feuilles dans ses archives personnelles. Au moment des travaux de la Commission Lumumba, il s’avisa de leur existence et se décida à rendre public le contenu de cet entretien qui réprésente donc le dernier message de Lumumba, à quelques heures de son arrestation.
Lumumba dès le debut de la rencontre, l’apostropha en disant: «Vous, en tant que Belges, que me reprochez vous?»
Passablement démonté par cette question, Hermant répondit:
«Avouez que votre discours du 30 juin n’était pas tendre, ni pour le Roi, ni pour la colonisation, dont les résultats n’étaient pas tous négatifs, que je le sache. De plus, si j’en crois les versions de vos pairs et des médias internationaux, vous seriez inféodé au communisme…».
«Nous y voilà», éructa alors Lumumba, avant de se lancer durant deux heures dans un monologue relatant les épisodes ayant marqué son cheminement politique.
«Mon discours du 30 juin n’était en rien dirigé contre le Roi, que je considère comme un homme honnête, sans pouvoirs réels, ni contre le colonisateur. Il se voulait une réplique cinglante à l’allocution du président Kasa-Vubu qui, selon nos accords, aurait dû me soumettre le texte de son discours et ne l’a pas fait. De plus, cet exposé célébrant les mérites et les réalisations du pouvoir colonial, était l’exacte réfutation des propos xénophobes et revanchards qu’il développait en conseil restreint ou en privé. Cette duplicité, qui ne se dementira plus, me mit dans une colère froide, ma parole dépassa peut-être ma pensée, mais c’était sous l’influence de votre compatriote M. Jean Van Lierde».
Nous intérrompons le Premier Ministre pour vous rapeller le passage quasi- lèche-bottiste du discours du président Kasa-Vubu le 30 juin 1960 qui lui a provoqué une colère froide.
Nous citons le président Kasa-Vubu au Roi des Belges:
«Le Congo indépendant que vous avez créé vous dit avec émotion sa gratitude infinie et vous assure solennellement que votre oeuvre ne sera jamais oublié».
Réplique du Prémier Ministre Emery Patrice Lumumba:
«Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire».
Paroles immortelles! Comme cette réplique est bien d’actualité au Congo d’aujourd’hui! (commentaires d’A.R. Lokongo).
Lumumba poursuivit son allocution à Albert Hermant:
«Donc, selon vous, je suis un suppôt du communisme: sachez bien que je suis au courant du désenchantement généralisé de la population. Mes amis ghanéens, camerounais, et guinéens m’ont tous confirmé cet état de choses. Mais n’est ce pas un moindre mal, quand vos prétendus amis vous làchent et, mieux encore, veulent vous asservir par des malversations et le pillage. Je dis bien pillage, oh, rien de violent, en réalité une dupérie planifiée par des spécialistes.»
Lumumba expliqua alors que, s’il s’agit de la mise en commun des richesses, dépuis toujours le nègre est un parfait communiste. Et il souligna que ce sont les colonisateurs qui, par leur exemple, ont engendré des goûts immodérés de luxe, une soif inextinguible de pouvoir chez les pseudo-évolués.
«Au Ghana et au Nigeria, les Anglais, quoique distants, étaient toujours polis et sans la moindre acrimonie à l’égard de leurs administrés. Dans les ex-colonies françaises, des centaines d’étudiants étaient chaque année envoyés dans des universités et hautes écoles. En Angola et au Mozambique, les Portugais vivaient en parfaite harmonie avec les populations locales. Vous autres Belges, vous n’avez pas formé un seul universitaire, un seul officier et, ce qui est pis, vous nous avez toujours traités avec arrogance, dédain, condescence…
Il y a trois ans, j’avais proposé au ministre Buisseret de ne plus remplacer les fonctionnaires expatriés partant à la retraite, permettant ainsi une relève graduelle par la base, avec comme corollaire la création d’écoles d’administration avec formation accélérée, à l’usage des futurs cadres. Il me répondit que de telles réformes n’étaient pas à l’ordre du jour; étant donné le caractère confessionel de l’enseignement dispensé par les seules écoles missionnaires.»
Lumumba poursuivit: «Avec mes amis, N’Krumah du Ghana, Moumié du Cameroun, Roberto Holden d’Angola et bien d’autres, progressistes et nationalistes, nous voulons, primo, réviser les frontières arbitrairement fixées à Berlin par des diplomates ignorant tout de l’Afrique, en vertu d’intérêts contradictoires qui ne sont pas ceux des populations… Les troubles de Léopoldville, le 4 janvier 1958, servirent de déclic et forcèrent le gouvernement belge à réagir rapidement et à modifier une tactique en vigeur depuis toujours: de paternaliste et tatillonne, elle devint laxiste et permissive…
N’étant pas suffisamment puissante pour s’imposer par la force, la Belgique décida d’employer la duperie. L’adage «diviser pour régner» étant toujours de mise, elle s’efforça de multiplier en sous-main la naissance de partis à caractère ethnique ou régional, facilement contrôlables et réveillant de vieilles rancoeurs remontant à la nuit des temps. Sous le prétexque, grotesque et ridicule, de défense de la civilisation occidentale ménacée par les Russes, elle créa et renforça une base militaire à Kamina. En réalité, cette base était destinée à l’intimidation de l’État congolais…
Lors de la Table Ronde de Bruxelles, les délégués belges firent preuve d’une ignanimité remarquable en acceptant sans la moindre réticence nos desiderata. En réalité, toutes les sociétés d’État se retirèrent du Congo, réclamant et obtenant des dédits fabuleux de la part de l’État. Toutes les companies optèrent pour le droit belge, éludant ainsi l’obligation de régler leurs impôts chez nous. La réserve d’or de la Banque du Congo fut expédiée en Belgique, colons et commerçants transférèrent en Europe une grosse partie des fortunes acquises par la spoliation des indigènes… L’autonomie consistait à nommer des ministres, polichinelles recevant à foison voitures haut de gamme, maisons luxueuses, rétributions mirobolantes, décoronations à faire pâlir de jalousie un portier du Majestic. Un convoi de prostituées avait quitté les bas-fonds de Bruxelles pour desservir les maisons de passe à Léopoldville.
Cela, je ne pouvais l’accepter. Je m’attirai des antipathies tenaces en refusant net toutes les propositions de cadeaux offertes par les ministres de la métropole, je proposai au parlement la nationalisation de l’Université de Lovanium, la laïcisation de l’enseignement m’attirant les foudres de l’Église Catholique, je muselai les officines de renseignement et de propagande que constituaient les missions protestantes: c’est pour cela que je suis devenu la bête noire de tous ceux qui s’interessent au Congo, non pour le bien-être de son peuple mais pour ses immenses richesses.
De cela, il resulta les sécessions du Katanga et du Kasaï, provinces minières qui devaient assurer 80% des recettes du Trésor. Ces sécessions, sans aucune base légale ni justifiée, sont des émanations des sociétés minières trafiquant dans la région. L’Union Minière, aidée par les Weber, Cumont et autres Aspremont Lynden, soudoya la marionnette Tshombe et son parti, la Conakat, qui representait 50% de la population du Katanga. Le reste était du ressort de la Balubakat, leurs farouches opposants. Quant à la sécession du Kasaï, elle était le privilège du co-fondateur de mon MNC (Mouvement National Congolais), le renégat Kalondji, qui, par la grâce de M. Cravatte et de la société Forminière, devint le ridicule empereur du Kasaï.»
Dénonçant la duplicité des Belges, Lumumba s’emporte:
«Après le 30 juin, les Belges mangèrent du lion et, sous le prétexte mensonger de protéger leurs intervenants menacés, ils firent intervenir leurs troupes métropolitaines. Je suis formel: les incidents survenus à Thysville furent réprimés par des officiers Congolais novices, j’en conviens, mais suppléant à la carence des cadres déserteurs. Le calme régnait à Thysville quand parvinrent au camp les nouvelles du bombardement absurde du camp de Matadi par un bateau belge, causant la mort de 113 soldats Congolais, bombardement inutile, tous les Européens ayant sans raison pris place à bord d’un paquebot avec le gouverneur Cornélis, attendant bravement à 200 mètres du bord pour scander «macaques, enfants de macaques…».
A l’annonce de cette nouvelle, ajoutée à celle du camp aérien de Decommune à Elizabethville, l’émeute devint générale et les mutins se répandirent dans toute la région, commettant des exactions regrettables que je n’excuse pas, mais sans en assumer toutes les responsabilités.
Cherchant à calmer les esprits, nous decidâment avec le président de visiter tous les endroits les plus brûlants. L’aviation toujours dirigée par les Belges, était officiellement mise à notre disposition. Mais en réalité, par pilotes et tour de contrôle interposés, ces derniers s’ingénièrent à nous retarder.
Copieusement insultés à Kamina par les soldats métropolitains, réembarqués manu militari à Elisabethville comme des pitres ridicules, ayant, sur le conseil de l’’mbassadeur américain, démandé l’’ntervention de l’ONU, je réalisai que nous avions commis une erreur fatale: nous nous étions livrés pieds et poings à l’ogre américain. Effectivement, l’ambassadeur Timberlake devint le véritable meneur de la politique gouvernementale, en devenant l’âme damnée de mon fils spirituel, de celui qui me devait tout, son grade de Colonel, son ascension rapide, le sergent comptable Mobutu.
C’était un compagnon de la prémière heure. Je m’étais rendu compte qu’il était alcoolique, obséquieux avec les puissants, mais qu’il puisse devenir Judas et félon, je ne le pensais pas. Nous donnâmes l’ordre d’en finir avec les sécessions. Pour ce faire, les soldats du général Lundula foncèrent sur le sud-est du Katanga, avec l’aide des gens de la Balubakat, ils s’emparèrent de Manono et se dirigèrent vers Albertville (aujourd’hui Kalemié). Ceux venant de Luluabourg (aujourd’hui Kananga) et de Luebo récupèrent Mbuji Mayi, chassant l’empereur Kalondji. La sécession kasaïenne avait vécu, la katangaise était aux abois.
L’Union Minière entra en transes. Les troupes belges, sommées de quitter le territoire par les Nations Unies, multipliaient les subterfuges pour en retarder l’échéance, mais n’osaient intervenir, de peur de mécontenter le caïd, l’Oncle Sam. Timberlake, le faiseur de rois, appela le vendu, Mobutu, lui enjoignit de conclure un cessez-le-feu avec une armée katangaise n’existant nulle part ailleurs que sur papier et de donner l’ordre à nos troupes d’évacuer la province sécessionniste. Des avions américains prêtés pour la circonstance se chargèrent de les ramener après une ultime humiliation: ces hommes qui n’avaient fait que leur devoir furent obligés de rendre leurs armes. Cette forfaiture impardonnable de Mobutu allait permettre aux d’Aspremont Lynden, Weber et consorts de constituer une gendarmerie katangaise, ramassis de mercenaires de toutes nationalités, sans la moindre respectabilité ni légalité.
Mobutu commença par démobiliser les membres de l’armée non dévoués à sa cause, les remplaçant par une garde prétorienne recrutée dans l’Equateur, en fait les exécuteurs de ses basses oeuvres.
Toujours empressé à satisfaire ses bailleurs de fonds et fournisseurs de whisky, le colonel monta à mon encontre une véritable coalition d’opposition, où l’on retrouvait pêle-mêle Kasa-Vubu et Tshombe qui, avec l’aide de la Sûreté belge et de radio Makala, nous abreuvaient d’injures. Misant sur les chambres régulièrement élues, je demandai pleins pouvoirs. Payés royalement, certains députés s’abstinrent, d’autres furent empêchés de prendre part au vote par coercition ou panne de voiture.
Le président nomma un Premier ministre, M. Iléo, gouvernement mort-né n’ayant jamais obtenu le quorum nécessaire à l’investiture. Un collège de commissaires composé de jeune étudiants et d’une foule de conseillers se couvrit de ridicule en prenant des décisions contradictoires et inconhérentes.
L’anarchie s’installait et tout naturellement j’en devins le bouc émissaire. Timberlake tint conseil et dit qu’il fallait révoquer ce révolutionnaire par un acte légal, et je fus donc démissionné pour corruption.
Outré par des accusations aussi fausses, je tins plusieurs réunions, écouté par des foules immenses et dans une ferveur telle que Mobutu me fit mettre en résidence surveillée. Averti d’une tentative d’assasinat à mon égard, le général Dayal fit garder ma résidence par des soldats ghanéens. Par deux fois, la CIA a tenté de m’assassiner, la prémière fois en m’envoyant un agent chargé de m’empoisonner; arrêté, il avoua le but de sa mission, contre la vie sauve; la seconde, en envoyant un tireur d’élite à Stanleyville, qui faillit à sa tâche, le fusil ayant été saisi par les gardes. A Léopoldville, une condamnation à mort pour haute trahison, appel de troupes étrangères, entraves au fonctionnement de la démocratie fut obtenue d’un tribunal fantôme, tribunal sans magistrats, sans avocats. Le procureur, toujours belge, delivra un mandat d’arrêt. Un ministre du collège des commissaires m’apprit que le nouveau président des États-Unis allait être investi et que mon cas devait être réglé avant car il risquait de ne pas entériner les actes de son prédéceur.
Je compris et decidai de prendre la fuite pour rejoindre Stanleyville, retrouver mes amis déjà sur place et attendre les autres qui s’enfuyaient. De là, nous, nous pourrons avec l’aide de 90% du peuple reprendre les rênes de ce pays grugé par des dirigeants indignes.»
Et Lumumba conclut, lucidement: «Si par malheur je devais être pris, Mobutu n’aurait d’autre alternative que de me supprimer physiquement. Oh, il est bien trop lâche pour le faire lui-même ou en donner l’ordre, redoutant de prendre la responsabilité d’un tel acte… Si Patrice devait disparaître, dans toutes les villes, les villages, les forêts du Congo, tout un peuple continuera à le croire vivant, à attendre patiemment son retour, des années s’il le faut, pour les délivrer d’un néocolonialisme acharné à sa ruine.»